La question de la fin de vie

J’avais commencé un article sur la fin de vie il y a quelques temps, et en le relisant, je me suis emmerdé. J’ai fait Ctrl+X / Ctrl+V sur Document.docx et je repars d’une page blanche.

La question de la fin de vie, déjà, c’est la question de la mort. Il faut appeler un chat, un chat. La mort, c’est un moment intime, un moment personnel, un moment qui ne peut pas être volé par un autre. C’est pour ça que tout le monde a son avis sur la question, même ma mère, ma belle-sœur et moi. Cet avis est forcément personnel, façonné par notre chemin de vie. Quand on n’a pas connu la souffrance, on ne l’a pas connue. Quand on ne sait pas ce qui fait espérer un malade, on ne le sait pas. Car chacun a une motivation pour vivre qui lui est propre, et un avis sur la mort qui est façonné par le prisme personnel à travers lequel il voit la vie. Sa vie.

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Mon prisme à moi, c’est celui d’un mec éduqué avec ses trois frères par ses deux parents ingénieur et enseignant dans une petite ville de <spoiler alert.  paraphrase accepted : petite ville de Montagne, non loin de la frontière Italienne>. Jamais malade « pour de vrai »,mais qui a vu au fil de ses voyages, de ses jobs d’été et bien sûr à l’Hôpital la richesse, la pauvreté, la souffrance, l’espérance, la résignation et la mort.

Ce prisme à travers lequel j’analyse la question est important. Il est unique, puisqu’il est le mien. Alors le lecteur (vous) peut ne pas être d’accord, mais pourra difficilement me dire que j’ai tort, puisque c’est ma vision, un soir de février 2016. Et lui aura sa vision, le soir où il lira cet article (si quelqu’un le lit).

Revenons-en à ma réflexion, qui commence par ma définition de la médecine.
Mon métier, avant tout, c’est de ne pas nuire. De ne pas faire de mal à l’autre. C’est déjà bien compliqué en réalité car cela implique de ne pas s’acharner à faire souffrir un patient en lui imposant une hospitalisation, des soins lourds (dialyse, intubation, voies d’abord centrale, amines, massage cardiaque, etc.) si le projet de vie derrière ne me (nous car nous prenons les décisions à plusieurs) semble pas acceptable. Cela nécessite que je me projette, et, franchement, c’est pas évident.

Mais ne pas nuire, c’est aussi ne pas tuer l’autre. En ce sens, je ne peux pas considérer l’euthanasie* comme quelque chose d’acceptable. Je vais développer mes raisons.

  1. Le médecin aujourd’hui a déjà de grands pouvoirs. Il peut : soulager, guérir, endormir, réveiller, mettre au monde, créer la vie artificiellement, interrompre une grossesse, remplacer un cœur, un rein, un foie, un poumon. Veut-on vraiment lui donner le pouvoir légal de donner la mort ?
    Personnellement, je trouve que cela fait trop de pouvoir dans les mains d’une seule personne. Et ça me fait peur. Je l’avoue, je ne veux pas de ce pouvoir.
  2. Me donner ce pouvoir légal, me l’imposer même dans certaines circonstances, c’est nier ma part d’humanité. C’est ne pas penser que je puisse en souffrir. Pour exercer ce métier, j’ai besoin de me protéger humainement et psychiquement. J’ai besoin de rentrer chez moi le soir en sachant que je n’ai rien fait de mal. Et non pas de rentrer en me disant que je viens de tuer le mec en face de moi qui avait besoin de mon aide. Ca peut paraitre égoïste, mais c’est mon point de vue aujourd’hui, et il en vaut un autre.
  3. Je rajoute, pour argumenter le point numéro 2, que la souffrance qui existe quand nos malades « partent en torche », que l’on ne comprend pas pourquoi, qu’ils meurent, qu’on ne l’a pas vu venir et que l’on n’a pas réussi à « le sauver » pose déjà suffisamment de questions et cause suffisamment de souffrance psychique pour ne pas en rajouter une nouvelle cause, fut-elle légale.

Cela dit, mon maître mot en médecine c’est soulager. Soulager la douleur et la souffrance. Et pas simplement d’un point de vue moléculaire, d’un point de vue humain également.
Et je vais aller plus loin.

  1. Soulager, c’est écouter, comprendre et respecter la volonté et la dignité du malade.
  2. Soulager, c’est accepter l’idée que des possibilités thérapeutiques ne soient pas acceptables pour certains, et donc limiter les soins que l’on peut prodiguer à certains malades, en fonction de l’âge, de la qualité de vie antérieure, de celle attendue, et de la souffrance que ces soins impliquent.
  3. Soulager, c’est savoir arrêter les soins (ce qui ne veut pas dire arrêter la prise en charge) quand on n’a plus d’issue, et assumer que la vie se finisse par la mort.
    En d’autres termes, arrêter les conneries et la souffrance inutile.
  4. Soulager, c’est accompagner le malade dans la fin de vie, et faire en sorte qu’il ne souffre pas. La souffrance n’est pas acceptable.

Ce dernier point implique que parfois je peux introduire des médicaments qui soulagent, même s’ils ont pour effet secondaire d’entraîner la mort.

« Hypocrisie ! »

Non. Protection.

Pour moi, c’est totalement différent de 1) donner la mort, ou 2) soulager en sachant que cela va précipiter la mort. Car l’intention première est différente. C’est peut-être une astuce psychique que j’ai trouvée pour me protéger. Mais elle me convient.

Ainsi, vous me comprenez peut-être un peu mieux maintenant et vous ne serez pas forcément d’accord. Je l’accepte, en suis parfaitement conscient, et sachez que si notre route se croise un jour, je prendrais pleinement en considération votre pensée et vos désirs concernant votre fin de vie.

Mais en pratique, ne me demandez pas de tuer quelqu’un. J’en serai incapable, et vous me ferez souffrir. Et la souffrance n’est pas acceptable.

 

*  (dans le sens de « l’intention de donner la mort pour mettre fin à une situation jugée insupportable ») 

La détresse d’une famille s’exprime de différentes manières

Il est huit heures du matin, on s’installe autour de la table, le rétroprojecteur est branché. La relève va commencer. Il manque un sénior, et un interne. Alors on papote en attendant. Et la cadre nous montre une page Facebook incroyable : un page qui s’appelle (spoiler alert*) et sur laquelle figurent des textes, des photographies et des vidéos dénonçant l’incompétence des médecins, des chirurgiens, des réanimateurs, des infirmières, l’insalubrité des locaux, la crasse de la porte d’entrée, la cacahuète derrière la porte du couloir, l’infiltration d’eau dans les couloirs, le langage des externes, la tenue des internes, et les paramètres du respirateur.

Sur cette page, on y voit en caméra cachée le service de réanimation, le service de soins continus, et le service de chirurgie, avec les commentaires du gendre qui filme. Avec les visages découverts. Avec les discussions des équipes sur monsieur mais aussi sur les autres malades. Avec le focus sur les zones insalubres, et des commentaires sur la réactivité des uns et des autres. Sur les médecins qui ne disent pas bonjour dans les couloirs, sur les poubelles dans ledit couloir, sur les crocs qui sont sales, ou sur le café bu en tisanerie. Je donnerai mon point de vue plus loin sur cette page.

Cette page a été rédigée par la famille d’un malade que nous gérons depuis fin septembre. Un malade dont l’histoire est triste. C’est vrai. La voici :

Cet homme souffre d’un carcinome (spoiler alert). Il veut se faire opérer par le meilleur chirurgien en ville. Alors, il achète l’Express, ou le Point, ou le Nouvel Obs et regarde le classement des meilleurs chirurgiens de France, classés selon des critères bizarres. Et il tombe sur le Patron du service de la non-dite spécialité de mon big CHU.

Il le consulte en privé (le PU-PH dément), veut se faire opérer par lui en privé et le paye en privé (le PU-PH dément).

Mais malheureusement, le jour J, ce n’est pas forcément le meilleur chirurgien en ville qui tient le bistouri. Il paraitrait même que c’était son « chef de toute la clinique« , mais moi je n’étais pas là pour le voir. Et l’opération se passe, hmmm, moyennement bien puisque la VCI aurait fortuitement rencontré la lame du bistouri, et que la rate s’est, semble-t-il, elle aussi rapprochée d’un peu trop près du métal aiguisé. Au passage, le pancréas en aurait probablement pris un coup aussi, mais rien ne pouvant éclipser le choc hémorragique en cours. À force de courage, de Ringer, de CGR et de Noradrénaline, et probablement d’autres trucs un peu fou-fou, le choc hémorragique s’estompe progressivement, laissant la scène libre aux complications post-opératoires, avec dans le désordre : EP, ACFA, Fistule pancréatique compliquée de péritonite laparotomiée, fistule colique colectomiée, abcès drainés et redrainés, PAVM (deux fois) et trachéo (une fois), bactériémie, fongémie, de nouveau choc septique, de nouveau noradrénaline, ventilation invasive etc.

Je pense que l’esquisse vous permet d’imaginer le tableau réel, et que vous sentez un peu l’ambiance globale qui se dégage du dossier.

Les réactions de mes collègues sont très variées : certains rient à gorge déployée parce qu’on a vu Sophie** vite fait dans le fond, qui fume sa clope, et qui à les traits tirés, certains se demandent si ils ont le droit de faire ça, si le service juridique est averti, certains se demandent comment va réagir l’équipe infirmière en se sentant épiée et traquée comme cela, certains menacent de faire venir la sécurité et de les reconduire manu militari à la frontière du service, certains ne disent rien.

Ma réaction est la suivante :

  1. Voilà une famille désespérée, désemparée, qui se rend compte qu’elle n’a aucun moyen pour aider concrètement et véritablement son proche. Elle se sent démunie, dépossédée de son assistance potentielle. Elle sent que nous luttons, que nous échouons itérativement et que l’issue n’est pas tout à fait optimiste. Et elle sent qu’elle ne peut rien faire (puisque nous non plus) à cette fin qui parait tragique. Alors elle s’accroche à ce qu’elle peut : dénoncer ce qui (objectivement et/ou subjectivement) lui parait anormal, afin d’essayer de faire en sorte d’améliorer les conditions de prise en charge de son proche. Dénoncer, comme la dernière chose faisable pour eux. Leur seule échappatoire. Leur seul levier. C’est une famille en colère, parce que seule et démunie, dans une situation dramatique. Il faut absolument reconnaître cette souffrance, l’entendre et y répondre de manière adaptée.
  2. Je pense que cette situation est le résultat de jours et de semaines où la discussion a manqué entre notre équipe, nos équipes plutôt (réanimateurs, mais aussi chirurgiens, médecins, psychologues, cadre) et leur équipe (le malade et sa famille). La discussion, les explications, la pédagogie, la gentillesse, l’accessibilité. Simplement le fait de montrer que l’on est accessible, disponible, et sympathique, et là.
  3. Cette situation est exceptionnelle, exceptionnelle d’un point de vue médical, et d’un point de vue humain, car la plupart des situations sont excessivement bien gérée. Il ne faut pas oublier ce côté tout à fait exceptionnel.
  4. La publication sur Facebook, au vu et au su de tous, est néfaste. Néfaste aux soins du malade. Les médecins ne veulent plus aller dans l’unité en charge de Monsieur, parce que l’on sait qu’il y aura des tensions tous les jours, les internes se regardent et se cachent derrière les séniors. Les infirmiers et les infirmières se sentent épiés, scrutés, observés, menacés, filmés, surveillés ce qui est totalement malsain, et on ne fait jamais autant d’erreurs que le jour où l’on est jugé, surveillé, noté. On ne sait bien entendu plus quoi dire à la famille, dans quelles conditions, on ne sait plus comment communiquer avec Monsieur.
    On ne sait plus travailler.
  5. Reste la naïveté fougueuse de nos nouveaux externes qui arrivent, frais et dispos, et qui ne sont pas au courant des antécédents.

En conséquence de quoi cette histoire triste illustre l’épuisement de la famille et des soignants, et montre qu’en pratique, le malade a besoin que toutes les parties s’entendent le mieux possible, pour optimiser la prise en charge. Et que ce sera toujours plus important que d’avoir la CMI du Tiénam absolument pour la relève de 14h.

* Les spoilers alerts sont des annotations faites à la relecture pour limiter la reconnaissance possible des dossiers.
** Et comme toujours, les prénoms sont changés.

Définition de ma médecine

Il y a des choses qui m’irritent dans la vie. Plein. Le bruit de la fourchette qui crisse contre l’assiette vide. Le goût des choux de Bruxelles qui ne sont pas accompagnés de lard. L’attente du bus en rentrant de garde un 25 décembre. Le logiciel du CHU qui ne s’ouvre qu’avec Internet Explorer 6. Et certains médecins, internes, infirmiers, qu’il ne faut pas déranger, jamais, qu’on ne peut contredire, qu’on ne peut pas critiquer, parce qu’ils « sauvent des vies ».

La vérité, c’est que je ne sauve aucune vie. Tant bien que mal, j’essaye déjà de ne pas en bousiller. J’ai beau refaire mon parcours, j’ai pas sauvé des masses de vie : une fois j’ai massé et on a récupéré le malade, mais on ne peut pas dire que j’étais seul. Quelques fois on intube et, concrètement, on sauve la vie du malade. Mais le plus souvent on ne fait qu’aider un malade à passer un cap difficile. Parfois on remplace une maladie par une autre. Et le plus souvent on aide quelqu’un à se sentir un peu mieux.

C’est mon cousin, anesthésiste-réanimateur, qui m’a interpellé là-dessus. On était à l’apéro d’un mariage, un joli soir de septembre. Je fais un peu mon show en balançant plein de trucs cool qui me sont arrivés en médecine (évidemment je ne rajoute pas qu’après je ne peux pas me laver car ne coule dans la douche de la chambre de garde que de l’eau froide, ou que j’ai été dérangé dix fois pour savoir si je pouvais venir prescrire un paracétamol à trois heures du matin), et je parle un peu plus fort que d’habitude à cause du vin moelleux que j’enquille. Et j’en viens à dire « blablabla moi, ça me saoule les mecs qui croient tous les jours qu’ils sauvent des vies, et qui nous le remettent en pleine figure dès qu’on leur fait une remarque blablabla« . Et mon cousin de rentrer sur le devant de ma scène en plein vol :

« Ben c’est quand même notre métier de sauver des vies, non ? ».

Hmmm.

« Ben non, moi je sauve personne, j’essaye tant bien que mal de… » vous avez déjà lu la suite. Et alors vient la question philosophique du jour, comme ça, en plein mariage, en public, de but en blanc : « Ben comment tu définis ton job de cardiologue alors ? ».

Et vient alors la réponse philosophico-œnologique de votre serviteur. Je rebois une gorgée de Champagne et je me lance.

« Mon métier, c’est la rencontre d’un mec qui a besoin d’aide avec un mec qui veut bien l’aider ».

Il a trouvé ça mignon (comprendre naïf). Mais plusieurs jours plus tard, je suis revenu sur cette phrase que j’avais prononcée ce jour-là et voici mes conclusions principales :

  1. Ma définition de ma médecine est très personnelle : elle n’engage que moi
  2. Elle résume ma façon de penser : je ne suis pas mieux que le mec en face, je suis son égal. Un mec qui en aide un autre. Un jour, aussi bien, ce sera à son tour de m’aider.
  3. Elle résume mes peurs : bien souvent, je sens et je reconnais mes limites : je n’ai pas la prétention de sauver le malade en face de moi, tout au plus de l’aider un peu. Et bien souvent je me rends compte de mes lacunes médicales. Il faudrait plus étudier encore pour que je me sente à l’aise. En réalité me dire que je ne dois que l’aider me rassure sur mes propres lacunes. Si je devais le sauver, il faudrait que je mette les bouchées doubles.
  4. Elle résume ce que j’attends en tant que patient : je n’ai pas envie particulièrement d’être sauvé ou de voir ma vie prolongée de façon déraisonnable. Je veux juste qu’on m’écoute, qu’on m’aide, qu’on me soulage, qu’on me comprenne. Alors c’est ce que je tente de faire en tant que médecin.

Conclusion secondaire :

  1. La définition de mes collègues qui « sauvent des vies » leur appartient, et je ne dois plus la juger. Elle répond à leur vision du métier, parfois même de leur métier en réalité (disons qu’un réanimateur va « sauver » plus de vie qu’un onco-gériatre), mais aussi de leurs angoisses, de leurs peurs, de leurs moteurs pour avancer, pour ne pas se laisser dépasser par la vie et la mort de nos patients.

Au total : la définition de la médecine dans le Robert (qu’on nous a fait apprendre par coeur en P1) est « l’art de soigner ou de guérir les maladies de l’Homme » (ou un truc du genre).

En pratique, c’est un peu plus compliqué.

En pratique, création d’un journal médical.

« En pratique », voici comment doit débuter la dernière phrase de l’observation clinique selon un de mes anciens patrons. Après la conclusion intellectuelle médicale, après la synthèse du problème, il s’agit de savoir ce qui va réellement être fait. Une façon non avouée de dire que la pratique s’éloigne de la théorie. Une façon de dire que la médecine n’est pas une science exacte. Et venant d’un professeur on ne peut plus rigoureux, scientifique, et strict, cela prend tout son sens.

Au total, douleur pariétale, sans argument pour une douleur d’origine cardiaque. RAD possible. En pratique, il est 4h du matin, le patient a 89 ans, est seul, encore dépendant, et son fils ne veut pas venir le chercher.

Au total, il s’agit d’une endocardite infectieuse à Staphylococcus aureus méti-sensible sur valve aortique avec « jet-lesion » sur la valve mitrale, compliquée d’abcès cérébraux, d’infarctus splénique, rénal bilatéral et hépatique. En pratique, c’est un long chemin de croix, surtout pour une jeune femme de 37 ans qui a un bébé de 6 mois.

L’objectif de ce site n’est pas de décrire des situations exceptionnelles de 2015. Il a pour objectif de décrire des situations sociales, humaines, et médicales qui ont été vécues en 2015 pour ne pas les oublier en 2060. Et de se rendre compte que la médecine n’est pas une science, pas même un art comme certains la définissent, mais plutôt la rencontre entre un mec qui a besoin d’aide et un autre qui veut bien l’aider.